Le Coran est composé de 114 chapitres appelés sourates, et de 6 226 versets appelés âyât. Typographiquement considéré, ce texte correspondrait approximativement au Nouveau Testament. Il a d’autre part cela de commun avec cet ensemble scripturaire, que ses chapitres, comme les épîtres pauliniennes, sont classés par ordre de grandeur décroissant. Seule la Fâtiha ou chapitre d’ « ouverture », est détachée pour servir d’exorde à l’ensemble du texte sacré, comme de tout acte de piété en Islam. C’est un peu le correspondant du Notre Père dans le Christianisme [1].

Comme la Fâtiha, chacune des sourates, la neuvième exceptée, commence par une invocation du nom divin appelée la basmala : « Bismillah al-Rahmân al-Rahîm » (au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux). Nous avons reconnu à cette profession monothéiste un certain tour trinitaire qui l’apparente au sentiment religieux du Christianisme et de certaines communauté arabes d’avant l’Islam, aux confins du polythéisme [2].

Un certain style de prosodie appelé saj’ et apparenté aux incantations de devins de l’Arabie ancienne ou des missionnaires chrétiens, est respecté dans les premières sourates coraniques qui observent une rime. Mais jamais cela ne force la pensée religieuse qui s’exprime très librement et se défend en tout cas avec son interprète, d’être assimilée aux élucubrations des devins ou aux divagations des poètes.

Le Coran est effectivement le premier monument de la langue arabe en prose et il demeure aux yeux de l’Islam, le chef-d’œuvre classique de cette langue. Il en est le modèle, alors même que la foi musulmane le considère comme « inimitable » (doctrine de l’i’jâz présentant le Coran comme un miracle linguistique). En fait, ce livre a même pour le non-musulman qui lit l’arabe quelque chose d’unique sur le plan littéraire, que son antiquité vénérable, sa diffusion universelle et son emprise sur les âmes religieuses par une sorte d’incantation sacrée, porte aisément au plan d’une « révélation inspirée » aux yeux du croyant.

En fait, la consignation littéraire de la prédication coranique tient de la vie même de l’Islam. Il y aurait même à écrire une histoire de l’Islam selon le Coran, rassemblé, annoté, lu et médité.

L’événement typique qui donne l’idée la plus haute de l’importance du texte sacré en Islam, se situe au tout premier siècle, à l’origine de la première et peut-être de la seule scission véritable dans la succession du Prophète. C’est au moment de la lutte entre ‘Alî, quatrième calife, et Mo’âwîya, futur premier calife omeyyade. A la rencontre de Sifflîn (658), des textes du Coran sont hissés au bout des lances pour éviter la bataille au moyen d’un arbitrage.

Le Coran demeurera depuis lors le grand signe de ralliement entre Musulmans, comme le seul juge de leurs différends. Il convient donc de voir comment la communauté musulmane en a reçu le texte et en a perfectionné la présentation graphique. C’est une étude intéressant le point de vue critique. Elle l’est plus encore, pour l’histoire même de l’Islam, dont la Tradition, peut-on dire, cherche indéfiniment à cerner de plus près le donné coranique, considéré par conséquent comme divinement révélé, sinon à se confondre avec lui.

Il y a d’ailleurs un fait qui explique à sa manière l’importance du texte coranique dans la vie et l’histoire de l’Islam, indépendamment en quelque sorte de son caractère révélé. Il y a dans l’histoire du Coran une sorte de dialectique de la Parole et de l’Ecriture, qui donnera toujours à la Tradition (orale) un rôle indispensable. La Parole commise primitivement au Prophète demeurera toujours, malgré sa consignation par écrit, sinon dans cette consignation elle-même, Parole. Il faut considérer pour cela le caractère nécessairement défectueux de l’écriture arabe. Comme toutes les écritures sémitiques, l’écriture arabe est généralement démunie de voyelles et même, à l’origine, de points diacritiques pour distinguer les consonnes dont la graphie est identique. Le Coran aura donc toujours besoin, pour être entendu, d’être non pas lu, mais réfléchi et en quelque sorte deviné, pour être ensuite récité, même intérieurement. La « lecture » du Coran implique nécessaire une compréhension et déjà une interprétation [3]. C’est l’origine de l’histoire non pas du texte, mais plus précisément des « lectures » coraniques naturellement diverses selon les interprétations personnelles des lecteurs. C’est l’histoire des chaînes de « témoins » coraniques, aussi importante en Islam que dans la succession apostolique dans le Christianisme.

On comprendra selon ces diverses notations que l’on soit attaché dans la présente note, non pas tant à l’histoire du Coran ni à sa description comme texte jusque dans sa forme actuelle, mais à sa « réalisation » en quelque sorte par la communauté musulmane. Dans l’intention de son auteur c’est l’intérêt principal des quelques données ici rassemblées à partir d’études critiques diverses [4]. Ce sera comme la projection sur l’ensemble des siècles islamiques des premiers jours de sa naissance. Cela voudrait être une ébauche anticipée de l’histoire de l’Islam, selon le Coran, comme qui dirait selon son intention directrice.

I. Du vivant de Mahomet. Les corpus partiels

Le Prophète n’a dû rien écrire lui-même, mais « réciter » les révélations coraniques, qu’il a peut-être dictées partiellement. Sa prédication-récitation a surtout été notée de mémoire par des « huffâz » (pluriel de hâfiz, celui qui connaît le Coran par cœur), avant même qu’elle n’ait été consignée par écrit par des « kuttâb » (pluriel de kâtib, calligraphe).

Mais quelle aurait été la raison première de cette primitive consignation littéraire ? C’est là que l’on voit apparaître, dès l’origine donc, la raison communautaire et la valeur traditionnelle du texte coranique qui ne sera jamais autre chose qu’un témoignage transmis de bouche en bouche par les générations musulmanes. La première et principale raison des consignations littéraires, sans doute partielles du vivant de Mahomet, est l’usage qui devait en être fait dans les assemblées cultuelles du tout premier Islam. Le Prophète ummî (comme nous dirions « l’Apôtre des Gentils ») apporte à son peuple le « Livre » dont ils étaient jusque-là privés. Ils pourront en faire la lecture dans leurs réunions liturgiques tout comme les juifs et les chrétiens.

Des traditions multiples donnent une quarantaine de noms en fait de huffâz et de kuttâb. Certains sont célèbres comme tels : Obayy b. Ka’b, Zaïd b. Thâbit, etc. D’autres conjuguent leur autorité coranique avec celle qu’ils détiennent sur le plan même de la communauté. Cela est encore typique de la conjonction Ecriture-Tradition que nous cherchons à mettre en relief ici. Ce sont les premiers califes dit « biens guidés » (râshidûn), Abû Bakr, ‘Omar et ‘Ali, sans parler d’ ‘Othmân dont il sera question tout à l’heure et que la Tradition présente comme le martyr du Coran autant que le rassembleur de sa recension traditionnelle. ‘Othmân a été assassiné pendant qu’il était en train, dit-on, de réciter le Coran.

II. La recension d’Abû Bakr et ses parallèles

A la mort du Prophète, nous avons donc quelques petits corpus disparates concernant en partie la Révélation. La mémoire est encore le grand organe de transmission du message prophétique et les huffâz l’emportent en nombre et sans doute aussi en honneur sur les kuttâb. Mais déjà du vivant de Mahomet, les différentes « récitations » orales devaient connaître des variantes (certains impies parmi les kuttâb se prévalaient même d’avoir falsifié le texte sous la dictée du Prophète !). A supposer aussi que la mémoire des huffâz fût fidèle, ceux-ci vivent plus ou moins longtemps. On s’en rend compte précisément à la bataille de ‘Aqraba (en 633 / 11 H., contre le faux prophète Musailimah), où plusieurs huffâz succombent. ‘Omar, premier compagnon du Prophète et sans doute l’homme de caractère le plus réfléchi de l’Islam primitif, se rend compte du péril et le signale à Abû Bakr al Siddîq (le juste-pieux). Il lui fait appeler Zaïd b. Thâbit, médinois d’une vingtaine d’année (!), sachant calligraphier le syriaque et connaissant toute la Révélation par cœur. On lui demande de la consigner par écrit. « Comment ferais-je, dit-il, ce que l’Apôtre de Dieu n’a point fait (ou « s’est refusé à faire » ?). Et quand il aura accédé au désir du premier calife, on l’entend dire avec un grand soupir qui tenait sans doute du soulagement mais encore du scrupule : « Transporter une montagne ne m’eût pas été aussi lourd que de faire ce qui m’était demandé » [5]. Zaïd réunit donc tous textes écrits, complétant de mémoire, consigne le tout sur des « suhuf » (feuilles). C’est le premier Coran. Il appartient à Abû Bakr et ‘Omar en hérite, qui le lègue à sa fille Hafça.

La tradition mentionne plusieurs recensions parallèles à celle d’Abû Bakr. ‘Abdalah b. ‘Abbâs († 387-388 / 68 H.), cousin du Prophète est dit très versé dans la science du Coran. Tous les traditionnistes en tout cas ne demandent pas mieux que de pouvoir remonter à lui, quitte à ce qu’il soit ainsi porté garant des propos les plus divergents. Son corpus aurait contenu les deux sourates existant seulement dans celui de Obbay : al-Khal’ (Reniement) et al-Hafd (la Course).

Le corpus de Obbay aurait donc contenu 116 sourates au lieu de 114 (nombre de sourates de l’édition canonique actuelle). Celles-ci auraient encore suivi un ordre différent de recension officielle et différent d’un corpus à l’autre. Obbay était médinois, « secrétaire » du Prophète pour sa correspondance, et doué d’une puissante mémoire pour le Coran. Son corpus est adopté à Damas et des manuscrits en subsistant encore à Basra (iraq) vers la fin du Xè siècle / IVè siècle H.

‘Alî, cousin, gendre et « scribe » du Prophète († 661 / 40 H.) aurait, du vivant même de Mahomet, selon les shi’ites, composé un corpus. Dès les premières générations musulmanes en tout cas, plusieurs recensions se recommandent de lui, malgré leurs différences, et circulent en Islam. L’une d’elle est d’Abû Mûsâ al-Ach’arî († 672 / 52 H.) qui était effectivement très attaché à ‘Ali. Sa recension faisait autorité à Basra, mais n’est plus connue que par des variantes. Une autre est attribuée à l’imâm Ja’far († 765 / 148 H.) qui aurait suivi pour l’agencement des sourates l’ordre chronologique. C’est une notation intéressante pour les essais de reclassement des critiques modernes qui affectionnent ce mode d’agencement depuis Nöldeke.

Il convient enfin de mentionner la recension de ‘Abdallah b. Mas-‘ûd, berger mekkois, converti de la première heure, serviteur de Mahomet et grand connaisseur des « asbâb al-nuzûl » ou « raisons de la révélation » selon les incidences du ministère prophétique de Mahomet. « Par Allah, disait-il, aucune sourate n’a été révélée sans que je ne sache où, pas un verset sans que je sache pourquoi. » Il se flatte d’avoir reçu de la bouche même du Prophète, soixante-dix sourates et plus. L’ordre qu’il leur donne dans son corpus diffère des autres recensions. Il y manque également les sourates 1 (Fâtiha), 113 et 114 (al-mu’widhatân, prières de recours à l’aide divine contre le malin). Certaines sourates enfin portent des titres différents. Cette recension d’ibn mas’ûd prévaut à Kûfa (Iraq). Quelques exemplaires en subsistent encore à la fin du Xè siècle / IVè siècle H. Mais nous ne la connaissons plus à présent que par quelques variantes.

Nous avons tenu à détailler quelque peu ces diverses recensions primitives relatées par la tradition islamique, en vue de prévoir les chances de la recension officielle qui va les reprendre plus ou moins, les unifier et de toute façon les supplanter tôt ou tard. Nous l’avons fait également pour montrer la variété des personnages, grands hommes de l’Islam primitif, ou humbles copistes, qui auront concouru de gré ou de force, à l’établissement de la Tradition coranique. Il ne semble pas que les divergences de ces recensions soient de grande importance. Elles tiennent dans l’ordre des sourates (chronologique chez ‘Alî, par ordre de longueur décroissante chez les autres) ; dans leur nombre (116, 112 ou 111 au lieu de 114, et les sourates 8 et 9 n’en auraient formé qu’une à l’origine). Mais ce qui est plus impressionnant, c’est la transmission d’un texte reconnu comme inspiré de Dieu à son Prophète, par l’entremise de personnages aussi différents.

III. La recension officielle de ‘Othman. Une Vulgate coranique

M. R. BLANCHERE écrit dans son introduction au Coran : « Le seul fait dont on doit être sûr est qu’une commission a travaillé sous ‘Othmân à la fixation du canon coranique. Le reste demeure vague » [6]. Le reste, qu’est-ce donc ?

a) Les membres de la commission ? On en nomme communément quatre : Zayd b. Thâbit, ‘Abdallah b.al-Zobayr, Sa’îd b. al-‘As et ‘Abd el-Rahmân b. al-Hârith. Mais d’autres en donnent douze et certains se content des deux premiers, tandis que d’autres encore nomment Obayy mort depuis deux ans !

b) Les matériaux utilisés ? Une concordance des corpus existants, ou l’utilisation du seul corpus de Abû Bakr, conservé par Hafça ? Cette seconde supposition semble plus digne de foi. Il est néanmoins question de Zayd comme « rédacteur en chef » et d’autres que l’on interroge pour certains textes. Valeur permanente de la preuve testimoniale en Islam.

c) La destruction des matériaux antécédents ? La Tradition le dit, mais parle de différents moyens employés : feu, eau, …, détails après tout secondaires. Il n’empêche que des corpus existent, du moins à l’état fragmentaire au IVè siècle H.

d) L’intention du calife ‘Othmân ? Couper court sans doute aux divisions naissantes. L’émir Hodhaïfa lui aurait dit : « Secours cette communauté avant que ses membres ne soient sur son Livre dans un désaccord pareil à celui des juifs et des chrétiens. » Mais ne semble-t-il pas ainsi qu’ « il s’agisse de donner à une faction mekkoise le mérite d’avoir fourni la Vulgate à la Communauté ? » Trois membres de la commission en tout cas sur quatre sont mekkois, et les indices d’une volonté assez manifeste d’écarter ‘Ali et d’autres ne manquent pas. C’est de toute façon « un acte de haute politique » et un seul le prestige des chefs comme Abû Bakr et ‘Omar, dont se recommandait ‘Othmân, pouvait imposer une recension à l’ensemble de la Communauté [7].

Quoiqu’il en soit, le corpus établi est diffusé dans les quatre grandes villes de l’empire : La Mekke, Damas, Basra et Kûfa. La tradition voudrait porter à croire que partout on lui fait bon accueil. On prête même à des personnages comme ‘Alî des propos très satisfaits. « Si ‘Othmân n’avait pas fait cela, je l’aurais fait … » Il l’aurait certainement fait, mais sans doute autrement. Il n’est pas question ici de faire justice aux chi’ites qui prétendent que la recension ‘othmanienne a délibérément supprimé de la prédication coranique tous les privilèges accordés à la famille du Prophète, dont son gendre et le père de sa descendance mâle devait hériter. Il semble néanmoins certain que la recension du Coran sous ‘Othmân peut être comptée comme une étape de la revanche qoraïchite sur la famille de Mahomet et finalement sur le Prophète lui-même, revanche consommée par l’établissement du califat à Damas, dans la descendance d’Omayya et de ce « converti de la onzième heure » que fut Abû-Sufyân.

Indépendamment des protestations chi’ites, il convient de rapporter comme un humble fait, mais non moins typique de cette histoire de l’Islam selon le Coran, que nous essayons d’ébaucher, la rédaction indignée du berger mekkois Ibn Mas’ûd : « Comment m’ordonnez-vous, dit-il, de suivre la récitation de Zayd alors que je récitais soixante-dix et quelques sourates, du temps où Zayd portait des boucles et jouait avec les marmots ? » On suppose aussi que les musulmans qui avaient adopté la lecture de Obbayy n’ont pas dû s’en laisser départir aisément. Toujours est-il que des corpus survécurent à la diffusion de la recension de ‘Othmân.

Cela tenait d’ailleurs à la nature même des choses. Le nombre de lectionnaires établis par le calife devait être fort restreint, au début au moins. De toute façon, ce lectionnaire tel qu’il devait se présenter graphiquement, c’est-à-dire encore démuni de points diacritiques et de voyelles, ne dispensait pas de la mémoire et d’un effort d’imagination. C’est toujours la même dialectique de la Parole dite et écrite. Introduction donc de variantes dues à la récitation de mémoire, forcément interprétative, et pouvant se fonder sur des corpus antérieurs à celui de ‘Othmân. Tout ceci va amener à une retouche de cette recension, peut-être aussi importante que l’œuvre du pieux calife ‘Othmân. C’est une étape également considérable pour l’histoire de l’Islam comme telle.

IV. La réforme de la Vulgate de ‘Othmân sous ‘Abdelmalik

On a été jusqu’à penser que la recension du calife ‘Othmân n’était qu’une légende imaginée après coup par des recenseurs postérieurs qui justifient leur initiative en la mettant sur le compte de ‘Othmân. De fait on n’a aucune survivance des lectionnaires du troisième calife « bien guidé ».

Mais ce fait peut être dû simplement à ce que ces lectionnaires, malgré la vénération qu’on pouvait éprouver à leur endroit, ont été progressivement remplacés par d’autres mieux présentés graphiquement. Essayons précisément de suivre les améliorations qui ont été apportées au texte de ‘Othmân.

Le règne de ‘Abdelmalik (arrivé au pouvoir en 685 / 654 H.) constitue une très grande période politique pour l’Islam. C’est la période d’unification. Pour cette œuvre le calife se fie à deux personnages éminents : ‘Obaydallah b. Zîyâd et surtout al-Hajjâj b. Yûsuf. Le texte du Coran pouvant être un élément de diversion ou d’unité dans le monde islamique, ces personnages vont avoir à s’en occuper de près. Des compétiteurs du calife, tel précisément un ibn al-Ash’ath, sont soutenus par des qurrâ’ (pluriel de qâri’, professionnel de la récitation du Coran) célèbres, comme Anas b. Mâlik, lequel ne veut encore se référer qu’au corpus d’Ibn Mas’ûd et de Obbay. L’intérêt politique et la vénération du corpus de ‘Othmân vont donc de pair et les agents d’unification du califat mènent la persécution bon train pour extirper les germes d’opposition ou schisme [8]. Cela revenait à rechercher les manuscrits contenant les corpus déclarés suspects pour les détruire. Mais l’on dut constater très vite que la méthode était relativement peu efficace. One ne pouvait détruire tous les corpus ni empêcher leur multiplication secrète. On ne pouvait surtout pas empêcher les divergences dues à la transmission orale. Force fut donc de remédier à la graphie elle-même du corpus de ‘Othmân et de la rendre moins susceptible d’interprétations diverses. C’est le passage de la scriptio defectiva à la scriptio plena.

Quoi qu’en dise la Tradition, le rôle d’al-Hajjâj dans ce travail d’amélioration graphique proprement dit fut très restreint. Il a dû en éprouver le besoin. Il y était prédisposé par sa naissance. Al-Hajjâj était originaire de Tâ’if, « station d’été » des bourgeois de la Mekke, et ses habitants étaient réputés pour leurs talents de calligraphes. Al-Hajjâj aurait corrigé lui-même onze passages défectueux. Mais il ne dut pas être particulièrement ingénieux pour l’amélioration du texte ni audacieux pour sa transformation, contrairement aux allégations chi’ites. Sa révision fut sans doute la plus importante depuis Abû-Bakr, mais ne dut pas être tendancieuse. Il coopéra plus à la diffusion du corpus, édition officielle, qu’à son amélioration graphique. Ce travail de longue haleine fut l’œuvre de plusieurs générations. Il nous en reste à dire quelques mots.

V. Introduction progressive de la scriptio plena

Les renseignements d’origine islamique sont divers. D’après une tradition, ce fut le poète Abû’l-Aswad al-Dûwalî († 69 H.), de Basra, partisan de ‘Alî, qui fut l’inventeur des voyelles. Mais on en fait aussi l’inventeur de la grammaire arabe et sans doute, les deux traditions se valent. Selon d’autres, c’est ‘Obaydallah b. Ziyâd qui inventa la graphie des voyelles longues (kânat au lieu de kanat, qâlat au lieu de qalat, etc.). D’après ‘Askarî († 382 H.) c’est Nasr B. ‘Asim qui, sur l’ordre de Hajjâj, apposa des ‘alâmat ou nuqat, signes notés au-dessus ou au-dessous des lignes, pour marquer les voyelles. Selon Ibn Abî Dawûd, ce fut Yahya b. Ya’mur al-Laythî qui fut « awwal man naqqat’l-masâhif » (le premier de ceux qui vocalisèrent les corpus coraniques). Enfin selon Ibn al-Nadîm, historien du IVè siècle H., ce rôle est prêté à Khâlid b. al-Hayyâj, auquel il faudrait ajouter, d’après le même auteur, les noms de Mâlik b. Dînâr et de Qotba (et, beaucoup plus tard, celui du célèbre grammairien al-Khalîl).

La multiplicité divergente de ces renseignements nous dit assez que l’œuvre de vocalisation ne fut pas l’œuvre d’un seul qui, du jour au lendemain put en réaliser la nécessité et le moyen. L’étude paléographique s’ajoutant à ces renseignements traditionnels, on peut dire en gros que :

a) on n’a aucun vestige de textes coraniques avant Abdelmalik ;

b) c’est sous le règne de ce calife que l’écriture koufique (Irâq) supplante la hijâzienne (La Mekke) ;

c) la scriptio plena ne fut achevée que vers le milieu ou seulement vers la fin du IIIè siècle H., ce qui n’empêche pas qu’elle soit encore boudée au Vè siècle. Mais dès cette époque (milieu du IIIè siècle H.), le texte du Coran est définitivement fixé et suffisamment explicité dans sa forme graphique, pour que l’on puisse dire qu’il est substantiellement le même que celui que nous possédons aujourd’hui.

Conclusion

Les améliorations graphiques, plus précisément vocaliques [9] dont il a été question dans nos derniers paragraphes, n’empêcheront pas que le Livre sacré de l’Islam demeure un Qur’ân, c’est-à-dire une récitation vivante au sein d’une communauté. Aussi, dans la dialectique parole-écriture, la parole suscitera-t-elle à chaque perfectionnement graphique une nouvelle voie d’interprétation, qui nécessitera à nouveau un perfectionnement de l’écriture. On dit que vers le milieu du IIIè s. l’âge de la qirâ’at bîl-ma’nä ou récitation selon le sens (deviné en quelque sorte à travers le dédale mystérieux des seules consonnes) est révolu. Mais c’est alors que commence l’âge des qirâ’ât ou diverses « lectures » dont le texte, même vocalisé, est encore l’objet. Certains vont jusqu’à en distinguer quatorze, d’autres dix. La tradition en fixe le chiffre canonique à sept, et c’est alors « la science des lectures » [10]. On est parfois enclin à la considérer comme une science assez formaliste du détail. Il convient plutôt d’y découvrir une science du « témoignage ». Elle n’est pas en tout cas à séparer des autres branches du savoir islamique qui peuvent toutes être considérées, à un titre ou à un autre, comme des sciences du Livre. Aussi une histoire de l’Islam selon le Coran telle qu’on a essayé de l’ébaucher ici, devrait-elle tenir compte de tout ce que la pensée religieuse, philosophico-théologique et mystique a pu découvrir dans une dépendance toujours étroite, du moins à l’origine, avec le texte coranique. Il faudrait inventorier également tout ce que les commentaires, anciens ou modernes, personnels ou traditionnels, généralement peu originaux, mais dénotant toujours ce même effort d’approche communautaire du Livre sacré, en ont retiré comme la projection sur eux de sa propre lumière. Il faudrait enfin et surtout interroger le sentiment religieux tel que l’âme populaire s’en nourrit à partir du Coran.

C’est finalement cette prise de conscience d’un message tel qu’il est vécu au cours des générations croyantes qui donnera l’idée la plus juste de son élocution originelle [11]. Aussi comprenons-nous mieux l’adage musulman classique selon lequel « quiconque traite du Coran en usant de son jugement personnel et est dans le vrai, est cependant en faute » [12].

C’est dans le sens d’une telle croyance que nous répondrons, pour terminer à la question que doit se poser tout lecteur averti du Coran : dans quelle mesure le texte qu’il possède, lui donne-t-il le message même que Mahomet a dit apporter de la part de Dieu ? Il ne semble pas possible à l’heure actuelle de distinguer ce message de celui que ne cesse d’annoncer la communauté musulmane. Dans la foi qu’elle y puise en la parole même de Dieu, le texte du Coran est son œuvre et par là même le message transmis par son Prophète. A travers ses améliorations graphiques et comme malgré elles, c’est sa voix en quelque sorte collective qui demeure le principal organe à travers lequel nous devons percevoir les « ipsissima verba » du tout premier Coran. Les modes de transmission du Coran ne sont pas somme toute plus défavorables à une re-découverte critique de la prédication coranique que les textes que nous possédons pour reconnaître les « logia Domini ». Mais il est également important d’insister pour la compréhension de ces mêmes paroles sur le témoignage de la Tradition, insistance pareillement soulignée en ce qui concerne l’Evangile par la théologie catholique. En fin de compte, ce n’est pas seulement le Coran, mais l’Islam qu’il convient de considérer comme un tout.

Notes :

Translittération de l’arabe : En dehors des transpositions courantes des noms et des mots arabes (Mahomet pour Muhammad, Coran pour Qur’ân, etc.), nous avons adopté un système de translittération dénué de technicité, mais permettant au lecteur non initié d’approcher au mieux la prononciation de l’original. Ce manque de technicité, qui ne comporte aucun risque d’erreur pour ceux qui savent, n’en cache pas davantage pour ceux qui ignorent.

[1] Fâtiha, I, 1-7

Au Nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux !
Louange à Dieu, le Seigneur des mondes,
Le Clément, le Miséricordieux,
Le Maître du jour du Jugement.
C’est Toi que nous adorons.
C’est de toi que nous implorons l’aide.
Guide-nous dans la Voie droite ;
La Voie de ceux que Tu as comblés de Ta Faveur ;
Non de ceux qui sont l’objet de Ta Colère,
Ni de ceux qui sont égarés !

[2] Cf. notre Epigr. sud-sémitique et la Naissance de l’Islam, o. c.

[3] Pour toute cette question de l’écriture arabe, tenant au génie même des langues sémitiques, cf. L. MASSIGNON, Réflexions sur la structure primitive de l’analyse grammaticale arabe, Arabica, I-I, 1954, pp. 3-16. Cf infra, note 55 et conclusion p. 177-179.

[4] Nous avons surtout utilisé l’introduction de R. BLANCHERE à sa traduction du Coran, o. c., t. I.

[5] Cité dans R. BLANCHERE, o. c., p. 31.

[6] BLANCHERE, o. c., pp. 56-7.

[7] Cf. spécialement pour cette question délicate l’exposé détaillé et nuancé de R. BLANCHERE, o. c., pp. 57 ss.

[8] Cette politique avait d’ailleurs été menée avec moins de rigueur, certes, mais non moins d’esprit de suite, sous les califes omeyyades précédents. On s’est rappelé ainsi que Othmân avait restituté à Hafça les feuilles du corpus d’Abû-Bakr. Marwân les réclame (684 / 64 H.). Hafça s’y refusant, on attend sa mort pour les faire disparaître.

[9] Ne pas confondre dans l’introduction de la scriptio plena, vocalisation et diacritisme. Ce dernier procédé (apposition de points pour distinguer les consonnes semblables) semble s’être introduit plus aisément et plus tôt que l’autre. Il en est de même de la division en sourate et en versets, pour la commodité de la « récitation », surtout publique.

[10] Cf. R. BLANCHERE, o. c., pp. 103-135.

[11] C’est cette même prise de conscience qui explique les dernières réticences de l’Islam aux éditions imprimées du Coran et surtout à ses traductions. Toute élaboration technique semble éloigner le croyant de l’original divin. Rien en tout cas ne saurait prévaloir contre le rôle indispensable de la langue arabe en Islam. Cf. notre art. sur « Le génie de la langue arabe et son rôle dans le monde d’aujourd’hui », in Confluent, Rabat, n°9, février 1957, pp. 40-44. Mais ce même attachement peut à l’opposé faire réfléchir sur la valeur relative de la transcription coranique et par là de l’écriture arabe elle-même. Si la tradition a perfectionné le système graphique, cela n’a pu se faire sans une opinion évolutive sur la question et de toute manière cette écriture n’a jamais prévalu sur la tradition orale elle-même. La Parole écrite est toujours inférieure à la Parole dite. Ces considérations ne doivent pas être étrangères aux consciences musulmanes qui s’interrogent sur une culture plus à la portée des masses, ce qui ne peut être conçu sans une simplification de l’écriture arabe et de la grammaire. Cf. infra, p. 178, note 7.

[12] Tradition islamique mise en exergue par R. BLANCHERE, o. c., p. vii.

Y. MOUBARAC
Dans : L’Islam, Paris, Casterman, 1962, 213 p.
Pages 40-51.