Dans l’Évangile, notamment en Mc 13,32 et en Mt 24,36, Jésus affirme son ignorance au sujet de la parousie, de la fin des temps : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. Pour ce qui est du jour et de l’heure, personne ne le sait, ni les anges des cieux, ni le Fils, mais le Père seul. » (Mt 24,35-36). Comment Jésus peut-il ignorer cela, lui qui est Dieu ? Comment concilier l’ignorance du Christ au sujet de la Parousie, son hésitation à certaines étapes de sa vie terrestre et sa vision béatifique en tant que Fils de Dieu ? C’est l’objet de la présente réflexion que nous vous proposons.

Abbé Apollinaire DIBENDE
Archidiocèse de Ouagadougou
Janvier 2004


INTRODUCTION

Au cours de l’histoire de l’Église, la personne de Jésus a le plus souvent été au cœur des querelles théologiques. Ces querelles christologiques ont donné lieu à des conciles œcuméniques qui, dès les cinq premiers siècles de l’Église, ont contribué à préciser la pensée théologique sur la personne du Christ. Mais ce n’est pas pour autant que le débat est clos et que des questions ne se posent à propos de Jésus. De nos jours, la personne du Christ fait l’objet de discussions et de réflexions en ce qui concerne sa psychologie, sa conscience et sa connaissance. Le problème crucial est la contradiction que semble comporter le Christ à la fois, vrai Dieu et vrai homme.

En effet, les Écritures nous présentent d’une part Jésus en proie au doute, à la souffrance et à l’ignorance. Il y a un paradoxe : comment le fils de Dieu peut-il hésiter à certaines étapes de sa vie sur terre et ignorer ce qui est du ressort de la divinité comme la parousie ? Il s’agira pour nous de résoudre ce problème en essayant de concilier les éléments contradictoires pour sauvegarder l’unité de la personne de Jésus. Pour ce faire nous présenterons d’abord, à base de l’Écriture, l’humanité et la divinité du Christ que nous montrerons bien unies en une seule hypostase. Nous traiterons ensuite de la science divine et de la psychologie humaine de Jésus avant de faire appel à la kénose qui, vue sous plusieurs aspects permet de concilier quelques apparentes contradictions en Jésus.

 

Abbé Apollinaire DIBENDE
Archidiocèse de Ouagadougou
Janvier 2004


I. Le Christ, vrai Dieu et vrai homme

Jésus est le verbe de Dieu fait homme (cf. Jn 1,14). Il est alors à la fois Dieu et homme. Dans les Écritures et dans l’Évangile en particulier, le Christ est présenté tantôt dans sa puissance divine, tantôt dans la faiblesse de sa nature humaine. Selon l’enseignement de l’Église, sont unies en la seule personne de Jésus, les deux natures divine et humaine. L’unité du Christ ainsi affirmée permet de résoudre de nombreux problèmes christologiques.

A. Des aspects de l’humanité de Jésus

1. Le Christ dans son agonie

Avant d’entrer dans sa passion, Jésus a connu des moments d’angoisse et de tristesse qui révèlent son humanité.

A Gethsémani, sentant l’imminence de sa mort, Jésus a déclaré : « Mon âme est triste à en mourir » Mc 14 ; 34. Il n’a pu s’empêcher aussi, vue la souffrance qui l’attendait, de prier en demandant au Père si cette coupe pouvait s’éloigner de lui (Mc 14 ; 36 ; Mt 26,42 ; Lc 22,42). Ces passages montrent jusqu’à quel point, le Christ a éprouvé comme tout homme, des sentiments de tristesse et d’angoisse. Ce fut pour lui des moments d’hésitation et d’angoisse devant la souffrance et la mort. Il a connu dans son agonie les moments les plus sombres et difficiles de sa vie terrestre. Ce fut pour lui des moments d’hésitation et de tensions car il se trouvait devant ce choix à faire : souffrir et mourir pour réaliser la volonté du Père ou éviter cette coupe. Le Christ a quelque peu, hésité quant à la réalisation de sa mission et ce, devant cette souffrance qui l’attendait. Mais s’étant soumis à la volonté du Père, il a accepté d’aller jusqu’au bout.

2. Une connaissance limitée

Dans les évangiles, des passages montrent bien que la personne de Jésus ne connaissait pas tout. Ils mettent ainsi une nuance à la théologie des penseurs de la Salamanque au XVIIème siècle. Ces théologiens qui ont mal interprété l’expression « parfait en humanité » utilisée par le concile de Chalcédoine (451) pour parler de l’humanité du Christ, lui attribuait toutes les perfections humaines possibles dans le domaine du savoir. Cette vision des choses n’est pas proche de l’Évangile.

En Luc 2, 46 par exemple, Jésus pose des questions aux maitres de la loi, signe qu’il ne connait pas tout mais cherche plutôt à apprendre des autres. En plus de cela, Jésus s’étonne devant certaines situations : il s’étonne de l’incrédulité des habitants de Nazareth (Mc 6,6) et aussi de la foi du centurion à Capharnaüm (Mt 3,10). Cette attitude d’étonnement est une preuve que le Christ n’avait pas une connaissance illimitée car l’étonnement implique la découverte d’une nouvelle réalité à laquelle on ne s’attendait pas. Le Christ en tant qu’homme a eu donc une connaissance limitée et progressivement acquise. C’est à cela que l’évangéliste Luc fait allusion quand il déclare que Jésus était en contact avec les hommes et les réalités de son milieu, parce qu’il s’efforçait d’acquérir de nouvelles connaissances.

3. La nescience de Jésus

Lorsqu’on évoque le problème de la nescience du Christ, l’aspect le plus saillant est son ignorance à propos de la parousie. C’est Jésus lui-même qui déclare ignorer le jour du jugement (Mc 13,32 ; Mt 24,36). L’ignorance de la parousie par le Christ pose question tout comme sa connaissance limitée. Comment le Fils de Dieu peut-il ignorer l’heure de la fin du monde ou avoir une connaissance limitée ?

L’ignorance de la parousie a fait l’objet de bien de discussions de la part des théologiens. Pour certains comme Saint Grégoire de Nysse, c’est dans sa nature humaine que Christ ignorait la parousie. Ce fut alors pour les penseurs chrétiens un argument contre l’hérésie d’Apollinaire qui niait l’humanité de Jésus. D’autres théologiens par contre comme Saint Jean-Chrysostome et Saint Augustin s’opposait à l’affirmation d’une ignorance réelle du Christ. Selon eux, Jésus connaissait le jour du jugement mais il n’était pas de sa mission de le révéler.

Mais le Christ n’est pas seulement homme. En plus de son humanité qui transparait dans les évangiles, il y a sa divinité expressive dans sa vision béatifique et dans ses œuvres.

B. L’origine divine de Jésus

1. Des traces d’une connaissance extraordinaire

Dans certains récits de l’Évangile, Jésus est présenté comme doué d’une connaissance extraordinaire. Au cours de sa vie terrestre, le Christ était en possession d’une pénétration exceptionnelle. Il connait Nathanaël à l’avance (Jn 1, 47) et lis les pensées sécrètes des hommes (Mc 2,8-9 ; Jn 6,64). Dans l’ensemble, il faut reconnaitre que Jésus avait un pouvoir surnaturel peut-être, qui lui permettait de voir les choses à l’avance et de connaitre l’avenir et ce qui est caché. A base des traces scripturaires, les théologiens ont attribué au Christ une science semblable à celle des prophètes dans l’Ancien Testament (Ez 8,1 S 10,1-8). Cette science lui était nécessaire dans l’accomplissement de sa mission.

En tant que Fils de Dieu, on reconnait au Christ un mode de connaissance d’origine divine qui faisait qu’il était éminemment plus qu’un simple prophète dans sa mission de révélation.

2. La conscience filiale de Jésus

Jésus est une personne divine, il est le Fils de Dieu et il en avait pleinement conscience dans sa psychologie humaine. Le Christ a toujours eu conscience de sa filiation divine et de son lien unique avec le Père. Il s’agissait d’une conscience immédiate, c’est-à-dire sans intermédiaire. Mais cette conscience de Jésus est allée grandissant avec sa conscience humaine.

L’épisode du baptême (Mt 3, 13-17 ; Mc 1, 9-11) décrit l’instant où Jésus prend conscience de sa mission de serviteur et où il acquiert une conscience vive originelle de sa relation filiale à Dieu. A cet événement important de sa vie, Jésus est investi de sa mission messianique par la descente de l’Esprit et la voix du Père le proclame Fils de Dieu.

Le récit de la transfiguration (Mc 9, 2-8 ; Mt 17, 1-8 ; Lc 9, 28-36) s’apparente à celui du baptême dans son contenu, Jésus y est de nouveau déclaré Fils de Dieu et sa gloire future est manifestée dans son corps transfiguré.

Les récits du baptême et de la transfiguration révèlent l’identité de Jésus fils de Dieu qui entre dans une certaine illumination. On peut dire qu’a certaines étapes de sa vie terrestre, le Christ a eu des moments d’illumination pour être, comme au baptême, orienté et éclairé dans la réalisation de sa mission.

3. Des traces d’une vision de Dieu

Des théologiens estiment à base de certaines données scripturaires que le Christ, en même temps qu’il était engagé dans sa vie sur terre, était en possession de la vision béatifique ou vision de Dieu. Cette vision béatifique de Jésus est révélatrice de son identité. Il s’agit de la vision bienheureuse du Fils de Dieu dans sa vie terrestre. Dans cet état, le Christ est censé tout connaitre. Les textes souvent cités pour justifier une vision béatifique chez le Christ sont : « Nul n’a jamais vu Dieu le fils unique qui est trouvé vers le sein du Père, lui l’a fait connaitre ». Certains théologiens ont vu dans ce verset un argument en faveur d’une vision permanente de Dieu par Jésus lors de sa vie terrestre. La mission de Jésus était de révéler le visage du Père. Lui seul connaissant Dieu, est aussi le seul àpouvoir le révéler aux hommes. D’où la nécessité pour lui de bénéficier sur terre d’une vision béatifique.

Mais peut-on admettre simplement que le Christ ait joui de la vision des bienheureux lors de sa vie terrestre ?

Dans les Écritures, l’humanité et la divinité de Jésus se révèlent à travers les imperfections et perfections qui sont soulignées à propos de sa personne. L’unité des contraires en Jésus ne peut se comprendre que si l’on tient de façon unie et inséparable sa nature humaine et sa nature divine.

C. L’union hypostatique et ses corollaires

Le Christ constitue une seule personne en deux natures : la nature divine et la nature humaine.

L’union hypostatique se définit comme étant l’union substantielle des deux natures, divine et humaine, dans la seule personne de Jésus. Cette union a lieu par le fait de l’incarnation du Verbe éternel de Dieu. Dans l’union hypostatique, il ya une union sans mélange, ni confusion des deux natures. Cela signifie que chaque nature conserve son intégrité et qu’ainsi les perfections de la divinité ne sont pas transmises directement à l’humanité de sorte qu’on ne puisse plus parler de nature humaine vraie. Mais chaque nature en vertu de l’union, agit selon les possibilités qui lui sont propres et ce, toujours en communion avec l’autre. La thèse de l’union hypostatique a été définie pour la première fois au concile de Chalcédoine en 451. Elle a donné des solutions à de nombreux problèmes christologiques. De cette thèse doctrinale de l’Église, on a pu déduire la dualité de volonté et d’opération de même que celle de la science du Christ. Il a eu une volonté divine et une volonté humaine qui sont à l’origine d’une double opération en lui.

Toute réflexion christologique qui prend appui sur l’union hypostatique, permet de mieux comprendre la personne du Christ en conciliant les aspects apparemment contradictoires de sa personnalité.

Faisons à présent un aperçu sur la science divine de Jésus et sur sa psychologie humaine afin d’éclairer davantage la suite de notre réflexion.

 

Abbé Apollinaire DIBENDE
Archidiocèse de Ouagadougou
Janvier 2004


II. Science divine et psychologie humaine du Christ

A partir de l’union hypostatique, on distingue en Jésus une dualité de science, une conséquence de la dualité de volonté et d’opération précisée à Constantinople en 681. En effet, selon un principe philosophique, la connaissance est la source de l’action ; ainsi si l’on admet deux volontés et opérations dans le Christ, il faut lui attribuer aussi deux sciences : une science divine et une science humaine.

A. La science divine du Christ

La science divine appartient en propre à Jésus du fait même de sa divinité. Le Christ, en raison de son essence divine possédait une intelligence divine, incréée et commune aux autres personnes de la Trinité. Admettre que Jésus ait une science divine est une conséquence directe de sa divinité et, en tant que Fils éternel du Père, il a depuis toujours possédé cette science. L’omniscience et la perfection absolues constituent à n’en pas douter les caractéristiques de cette science divine de Jésus.

Mais avec l’Incarnation historique, le Fils a-t-il perdu sa science divine ? Parce que le Verbe s’est incarné, il n’a pas perdu sa science divine ; autrement il serait moins que Dieu. Or l’incarnation ne modifie en rien l’être même du Fils de Dieu.

Il se pose tout de même un problème : comment la science divine de Jésus passe-t-elle dans une intelligence humaine ? Pour répondre à cette question, l’enseignement de l’Église attribue au Christ une psychologie humaine un peu complexe.

B. La science humaine de Jésus

Par l’Incarnation, le Verbe de Dieu a pris notre condition d’homme en toute chose à l’exception du péché. Tout en étant Dieu, il avait une âme humaine et partant une psychologie humaine dans laquelle on distingue la vision béatifique, la science infuse et la science acquise.

1. La vision béatifique

La vision béatifique dans sa définition stricte est la vision dont jouissent les bienheureux au ciel. Ces derniers, dans un face à face, bénéficient de la vision bienheureuse de Dieu. En ce qui concerne la personne de Jésus, la notion de « vision béatifique » a fait l’objet de débats théologiques. Au début, on a pensé que Jésus durant sa vie sur terre, était dans une vision permanente de Dieu, vision semblable donc à celle des saints. En 1918 un décret du Saint-Office émet des réserves quant à ce point de vue. Mais l’Encyclique « Mystici corpus » du Pape Pie XII en 1943, affirme de nouveau que Jésus a joui de la vision des bienheureux dès l’Incarnation et cela en plus de la conscience qu’il avait de sa divinité. Concevoir la vision béatifique de Jésus de la sorte suppose qu’on lui attribue une omniscience qui serait presque incompatible avec les limites de sa connaissance humaine. Avec la Christologie actuelle, la conception de la vision béatifique a évolué. Elle est non comme « la contemplation d’un objet mais comme la conscience que Jésus possède de sa personnalité » (P. Schoonenberg, Il est le Dieu des hommes, Cerf, Paris, 1973, p.126). Il s’agit alors selon les expressions de Schoonenberg d’une « contemplation immédiate (…), une conscience immédiate mais non (…) une plénitude béatifiante » (Idem, p. 126).

La vision béatifique chez Jésus est donc la conscience immédiate qu’il a de sa divinité et de son lien unique avec Dieu. C’est pourquoi Karl Rahner et Jacques Dupuis, deux éminents théologiens préfèrent parler de « vision immédiate » pour le Christ.

Cependant on ne peut exclure le fait que Jésus à certaines étapes de sa vie, ait bénéficié de lumière de la part de son Père comme au baptême et à la transfiguration. Ces illuminations éclairent vivement la conscience du Christ dans la réalisation de la volonté du Père.

2. La connaissance infuse

Certains théologiens nient cette connaissance en Jésus. Ils la trouvent superflue en raison de la vision béatifique de Jésus. Mais c’est sans compter que la vision immédiate du Christ ne lui conférait pas une omniscience dans son intelligence humaine. Comme le dit Dupuis : « Elle s’étendait principalement aux rapports intra-trinitaires vécus par Jésus dans sa conscience humaine » (Jacques DUPUIS, Homme de Dieu, Dieu des hommes, Cerf, Paris, 1995, p. 183). Il fallait donc que Jésus ait un type de science qui devait l’aider dans l’exercice de sa mission d’autant plus que la vision béatifique avait un caractère ineffable. La science ou connaissance infuse du Christ est le moyen par lequel s’est effectué une transposition béatifique en savoir conceptuel communicable. Jésus dans la réalisation de sa mission de révélation du Père, a appris de Dieu tout comme les prophètes, ce qu’il devait savoir pour cette fin. La nécessité de « formes de connaissance directement adaptées à la fonction révélatrice » (C. CHOPIN, Le Verbe Incarné et Rédempteur, Tournai, Desclée, coll. « Le Mystère chrétien ») s’imposait donc. La science infuse du Christ était ordonnée complètement à la réalisation de sa mission et elle renfermait le nécessaire à savoir : le sens profond des Écritures, l’intuition du plan divin, le sens de sa mort. Jésus n’avait pas besoin de connaitre plus que cela. En admettant que Jésus ait possédé la science infuse, on peut comprendre l’ignorance du Christ concernant la parousie et ses hésitations devant la mort.

3. La science acquise

La connaissance acquise de Jésus s’inscrit dans le cadre de l’affirmation et de l’acceptation de sa condition humaine. Ayant évolué dans sa conscience d’homme et dans des conditions humaines selon une histoire, la personne de Jésus a acquis, en contact avec son milieu de vie et ses contemporains, des connaissances. Ces connaissances constituent sa science acquise, science qui ne manque pas de limites ou d’erreurs liées à son époque. La science acquise de Jésus a sans doute connu des progrès comme l’atteste l’évangéliste Luc (Luc 2, 52). A ce propos, Chopin affirme : « Jésus a progressé en cette science acquise comme en son milieu social, par le travail abstractif de la méditation et de la réflexion » (C. CHOPIN, Le Verbe Incarné et Rédempteur, p. 98). La science acquise atteste vraiment que Jésus a assumé une existence humaine réelle avec ses limites. Tout cela vient éclairer un peu le mystère de sa personne. Une science divine et une science humaine, voila ce qui peut nous aider à concilier les perfections et imperfections que renferme la personne du Jésus. Alors quels sont les repères possibles pour cette conciliation ?

 

Abbé Apollinaire DIBENDE
Archidiocèse de Ouagadougou
Janvier 2004


III. Des repères pour résoudre le paradoxe de Jésus

La vision béatifique est la conscience que le Christ avait de sa divinité. Elle est la conscience de sa relation filiale unique avec le Père. En raison de l’Incarnation, Jésus se dépouille de toute prérogative divine mais reste en communion avec Dieu dans sa conscience d’homme. Or il lui faut révéler le Père dans cette condition humaine. D’où sa science infuse qui le fait ressembler aux prophètes comme envoyé de Dieu pour une mission précise. Quant à sa science acquise elle atteste son existence humaine réelle. Ainsi trois repères se dégagent de l’Incarnation pour expliquer les hésitations et la nescience du Fils de Dieu fait homme. Ces repères constituent les trois aspects d’une même réalité : la kénose. C’est en fait la kénose de Jésus vue sous trois angles.

A. La kénose du Christ

Le Verbe de Dieu s’est fait homme et a ainsi assumé une existence humaine authentique selon l’enseignement de l’Église catholique. Pour que le Christ, vrai Dieu puisse mener une vie humaine véritable, une nécessité s’imposait, à savoir l’abaissement ou la kénose. Le terme « kénose » dérive du mot grecque « kenosis », lui-même tiré de « kenos» qui signifie vide, dépouillé. La kénose de Jésus, c’est donc le dépouillement qu’il a fait de sa gloire et de certaines de ses prérogatives divines. Avec l’Incarnation, le Christ a accepté librement de s’abaisser, en unissant sa divinité à la nature humaine faite de limites manifestées dans la chair. En prenant la condition de serviteur (Ph 2, 6-11), Jésus sans cesser d’être Dieu, a remis entre les mains de son Père, toutes ses prérogatives divines telles l’omniscience, la toute-puissance …. Ainsi il a pu, sans simulation, être un homme véritable, ce qui lui valut de traverser comme tout homme des moments sombres dans sa vie. En considérant l’état kénotique de Jésus, on peut comprendre aisément qu’il ait connu selon son humanité (en communion avec la divinité) des hésitations et des doutes lors de sa vie sur terre (Mc 14, 36 ; Mt 26, 42 ; Lc 22, 4) ;qu’il ait connu la souffrance et ignoré certaines choses. La vision béatifique définie comme la conscience qu’il avait de sa divinité, n’exclut pas ces propriétés ou aspects qui sont purement des caractéristiques de l’humanité de Jésus. Et comme les deux natures sont unies, quand Jésus souffre ou ignore, c’est Dieu qui souffre ou ignore selon la communication des idiomes.

B. La science kénotique du Christ

Cet aspect découle de l’état kénotique de Jésus. La kénose telle que définie plus haut va au-delà de la chair prise par le Fils de Dieu. A cet effet, un théologien déclare : « elle doit s’estimer aussi par rapport au Père : c’est la transformation du rapport d’égalité du Fils au Père en rapport d’inégalité et de soumission et de leur lien d’intimité en éloignement » (B. SESBOUE, Pédagogie du Christ, Cerf, Paris, 1997, p. 160).

Dans cette perspective, le Christ en se soumettant au Père a renoncé à l’exercice de sa science divine qu’il possède en propre. Il a voulu être dépendant du Père et ainsi recevoir de ce dernier tout ce qui a trait à sa mission. La science du Verbe Incarné n’est plus alors la même que celle du Verbe avant l’Incarnation historique car il a accepté de penser en une intelligence humaine à travers l’exercice de sa science infuse et acquise. Dans cette science à l’état kénotique, le Christ selon B. Sesboué, « attend toutes les communications de la science divine du bon plaisir du Père, qui les lui accorde quand et comme il juge opportun que son Fils nous la révèle » (Ibidem, p.161). Jésus, renonçant à l’exercice de sa science divine a donc vécu à la manière d’un prophète qui cherche, scrute et découvre la volonté du Père. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’ignorance que Jésus avait à propos de la parousie en Mc 13,3. Elle était une réalité qui relevait de la science kénotique, c’est-à-dire la science de Jésus dépouillé de sa science divine qui lui appartenait de droit. A l’état kénotique de Jésus, correspond alors une science kénotique qui ne doit nullement occulter la divinité de Jésus.

C. La mission de Jésus

En s’incarnant, le Christ avait une mission : celle de révéler le visage du Père et son dessein de salut pour l’humanité. Cette mission révélatrice de Jésus lui exige une attitude d’obéissance et de soumission à la volonté de Dieu, un autre aspect de la kénose. Comme on l’a fait remarquer, la nescience de Jésus fait partie de son état kénotique et sa vision béatifique n’englobait pas tout mais s’étendait aux rapports personnels qu’il avait avec Dieu. Sa connaissance infuse prophétique ne recouvrait que ce qu’il devait nécessairement connaître pour réaliser sa mission. Et donc la révélation du jour du jugement qui ne relevait pas de sa mission, on peut affirmer qu’il ne le connaissait pas. Reconnaissons, dans le sens de l’accomplissement de sa mission, que la vision béatifique du Fils de Dieu, sa nescience, ses sciences infuse et acquise ne s’opposent ni ne s’excluent. Jésus n’a voulu simplement connaitre du Père que ce qui avait trait avec sa fonction révélatrice.

Avec le repère de la mission, on peut distinguer en Jésus : l’être fonctionnel de Jésus et son être ontologique. L’être fonctionnel du Christ relève de la kénose, c’est-à-dire de sa soumission à la volonté de Dieu avec tout ce que cela comporte comme dépouillement. Sous cet angle, il n’est pas alors étonnant que Jésus doute, ignore ou souffre dans sa mission terrestre. Dans son être fonctionnel, le Christ demeure le même dans sa divinité qui s’exprime dans les limites de la chair. Cette divinité constitue son être ontologique dont il a occulté les prérogatives. Dans son être fonctionnel, Jésus se situe par rapport à sa mission qui s’accomplit dans une soumission totale à Dieu. Pour sa mission, « le Fils incarné ne peut pas savoir par lui-même ce qu’il a réservé au Père de lui faire connaitre » (B. SESBOUE, op.cit., p.162). Il est aussi important de préciser que le Christ dans sa kénose, était en parfait accord avec la volonté de Dieu et le sens de sa mission. Ce n’est qu’après sa mission que le Fils entrera dans sa gloire par la Résurrection.

Abbé Apollinaire DIBENDE
Archidiocèse de Ouagadougou
Janvier 2004


CONCLUSION

Les textes évangéliques présentent la personne de Jésus, à la fois sujet de perfections et d’imperfections. Le Christ, dans les Écritures, est le Fils de Dieu venu apporter le règne de Dieu sur terre et ses œuvres, ses paroles témoignent de sa divinité. Il est doté d’une connaissance extraordinaire d’origine divine et on lui attribue une certaine vision béatifique. Jésus est aussi limité dans sa condition d’homme, source de sa souffrance et de ses hésitations. Pire, le Fils de Dieu ignore même le jour du jugement. Pour comprendre cette unité des contraires en Jésus, la meilleure voie est de tenir et l’humanité et la divinité. L’union hypostatique qui est l’union sans confusion ni mélange de ces deux natures en Christ permet de mieux comprendre le mystère du Verbe Incarné. De cette thèse, on déduit deux volontés et deux sciences en Jésus. Dans sa kénose, le Fils a renoncé à l’exercice de sa science divine qu’il possède par essence, pour penser et agir avec une intelligence humaine, preuve d’une existence humaine authentique. Dans cette intelligence, les théologiens distinguent la vision béatifique, la science infuse et la science acquise. Dans la psychologie de Jésus, ces sciences agissent harmonieusement sans distinction et sans hésitations l’une de l’autre. La vision immédiate, la conscience que le Fils a de sa divinité n’exclut pas sa souffrance, ses hésitations et sa nescience. Le caractère ineffable de cette vision requiert la science infuse qui renferme le nécessaire pour la mission de Jésus. La science acquise elle, confirme la réelle condition humaine de Jésus.

La kénose dans ses aspects permet de concilier en la personne du Verbe Incarné, les apparentes contradictions. La kénose comme dépouillement du Christ de sa gloire, pour éprouver la vie de serviteur, explique bien les hésitations, la souffrance du Verbe dans la faiblesse de sa chair. Elle implique aussi une science kénotique qui justifie pleinement la nescience du Fils de Dieu même au sujet de la parousie. Enfin l’aspect de l’obéissance de Jésus au Père dans sa mission, une autre dimension de la kénose, exige qu’il ne veuille savoir du Père que tout ce qui est inhérent à sa fonction sur terre. Voilà pourquoi, par rapport à sa mission, on parle de l’être fonctionnel et de l’être ontologique du Christ.

La réflexion christologique, de nos jours, a explicité la thèse de l’union hypostatique qui résout pas mal de problèmes autour de Jésus. Mais malgré les efforts, le Christ demeure un mystère que la pensée humaine ne saurait enserrer. D’où la nécessité pour les théologiens de savoir toujours s’incliner devant sa grandeur.

 

Abbé Apollinaire DIBENDE
Archidiocèse de Ouagadougou
Janvier 2004


BIBLIOGRAPHIE

Documents divers

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Théo, édit. Droguet-Ardent/Fayard, Paris, 1992, 1327 pages.

Ouvrages

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Dupuis (J.), Homme de Dieu Dieu des hommes, Introduction à la Christologie, Cerf, Paris, 1995, 282 pages.

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MARITAIN (J.), De la grâce et de l’humanité de Jésus, Desclée de Brouwer, Paris, 1967.

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SOME Modeste, Cours de Christologie, année académique 2002-2003.