Cette partie développe l’étude de deux courants déjà présentés succinctement : d’abord les dissidences chrétiennes que sont le gnosticisme et le manichéisme puis, elle traite de la Kabbale juive, des cathares. Puis de la Scientologie, de la Fraternité blanche universelle, de la Méditation transcendantale et du Mouvement raëlien.

1. Les gnoses

Aujourd’hui on perle surtout de gnose hétérodoxe et de gnose païenne. Mais il existe aussi une gnose juive (Philon d’Alexandrie) et une gnose chrétienne orthodoxe (Clément d’Alexandrie et Origène).

1. Gnose chrétienne orthodoxe

Elle est principalement illustrée par trois auteurs :

- L’auteur de l’Épître du Pseudo-Barnabé : la gnose est une interprétation allégorique de l’Écriture.

- Clément d’Alexandrie pour lequel la gnose est à la fois :

- une théologie = « démonstration scientifique des vérités transmises par la vraie philosophie [la foi chrétienne] », fondée sur l’Écriture interprétée allégoriquement,

- une contemplation mystique : cette gnose n’est pas seulement aspiration intellectuelle, elle représente un idéal moral qui tend vers l’agapè (la charité).

- Origène : il a aussi voulu édifier une théologie scientifique mais en renonçant à tout ésotérisme : pas d’appel à des traditions secrètes, car l’interprétation de l’Écriture appartient à l’Église.

La gnose chrétienne se distingue des autres gnoses en ce que le passage de la foi à l’illumination ne supprime pas la foi. La foi étant une vertu théologale vient déjà de Dieu, tout comme l’illumination. Tandis que la gnose non chrétienne considère la foi comme d’ordre inférieur et inutile.

2. Les autres gnoses

Il existe une gnose plus ou moins christianisée, hétérodoxe.

Il existe aussi des gnoses païennes ou extérieures au christianisme :

- mandéisme, hermétisme, doctrines des oracles chaldéens, doctrines des viri novi (les hommes nouveaux) mentionnés par Arnobe, papyrus magiques grecs ;

- manichéisme ;

- sectes néo-dualistes : priscillianisme, paulicianisme, bogomilisme, catharisme médiéval ;

- sciences occultes : magie, astrologie, alchimie ;

- kabbale juive ;

- divers systèmes d’allure théosophique ou ésotérique nés au sein ou en marge de l’Islam et des religions d’Extrême-Orient ou propres à l’Europe moderne.

2. Le gnosticisme

Définition et histoire

C’est un terme moderne qui sert à désigner un ensemble de systèmes qui se réclament d’une connaissance secrète nommé « gnose », plus ou moins teintée de christianisme. Le mouvement gnostique apparaît au début du 2ème siècle avec Basilide d’Alexandrie. La gnose s’est fortement trempée de spéculations judaïques avant de passer au christianisme.

Le gnosticisme chrétien se développe d’abord à Alexandrie avec Basilide, Carpocrate et surtout Valentin qui enseigne à Rome (vers 140-160) et eut de nombreux disciples. Puis Marcion qui se sépara de la grande Église (144) et poursuivit ses ravages réformateurs. Puis, Seth, avec l’Apokryphon de Jean.

Les documents

Pendant longtemps, on eut très peu de documents, à part ceux qu’avaient reproduits les Pères qui critiquaient les gnostiques. Puis, en 1945, on découvrit les documents de Nag Hamadi (Haute Égypte) :

a. Documents indirects : On les trouve surtout chez saint Irénée de Lyon qui a combattu les gnostiques dans son Adversus Haereses, dont le vrai titre est « Mise en lumière et destruction de la prétendue connaissance (gnose) ». On les trouve aussi chez ses disciples et continuateurs : Tertullien, Hippolyte, Clément d’Alexandrie, Origène, saint Épiphane, Théodoret.

Par eux, des fragments de Valentin, Ptolémée, Héracléon et Théodote, nous ont été conservés.

b. Documents directs : surtout ceux qui ont été découverts à Nag Hamadi (Egypte) et ont été progressivement déchiffrés et traduits. Parmi les titres, on note : Apokryphon de Jean; Lettre de Jacques; Évangile de vérité ; l’évangile selon Thomas; recueil des logis (paroles) de Jésus consignés par Didyme - Jude - Thomas; l’évangile selon Philippe. Dans La Sagesse de Jésus Christ, on remarque que la « gnose chrétienne » a été fabriquée à partir de documents païens, ici la Lettre d’Eugnosre le Bienheureux.

La doctrine

a. Le plérôme ou plénitude de virtualités

Les systèmes gnostiques sont très nombreux, semblables à une « champignonnière » (saint Irénée). Cependant, on y trouve une ligne directrice.

Un Premier Principe on Super Principe transcende tout. On l’appelle parfois l’Abîme, le Père, le Pro-Père. Au sein de ce gouffre de divinité apparait la Pensée, Ennoia. Dans une révélation à la fois successive et intemporelle, le divin se manifeste en Intelligence (Noûs), Verbe (Logos) ou Homme primordial, ce qui se traduit en nous par Vérité, Vie, Élection supérieure (Église choisie). Tous les textes parlent de Lumière, Repos, Joie, Grâce, le tout à base d’esprit (Pneuma).

La divinité est conçue comme une Plénitude de virtualités, un « Plérôme » de puissances ou « éons », qui se développent en révélation intemporelle.

b. Le moi, étincelle ou semence d’esprit

Le « moi » du gnostique n’est qu’une émanation ultime de cette pure lumière, une « étincelle », une « semence » d’esprit (Pneuma), une parcelle de l’Homme supérieur. Le gnostique en prend conscience, un peu comme le Premier Principe (dont il est issu) s’apercevait en lui-même : en se mirant dans son moi, il s’y trouve lui-même, en même temps qu’il trouve cette divinité dont il n’est qu’une parcelle et à laquelle dès lors il retourne infailliblement, physiquement si l’on peut dire, automatiquement.

Cette « connaissance », cette « gnose », c’est aussi, en même temps, son salut. Se connaissant, il connait tout à la fois sa vraie nature, son origine, sa destinée. Le gnostique appelle « éveil » ou plutôt « réveil » une telle prise de conscience qui s’oppose au passé d’ignorance et de ténèbres.

c. Le combat de la lumière contre la matière

Comment expliquer la présence de ce « moi » divin, vivant, lumineux, au sein de ce monde ? Ici intervient le mythe ancien de la chute et de la remontée. Les derniers reflets ont perdu de leur vitalité. Le mal s’est glissé dans le monde divin, et il s’est durci en matière ; c’est dans cette matière et ce mal que se débat la sagesse.

Alors le Plérôme rassemble toutes ses forces ; il concentre ses puissances dans le Sauveur qui vient régénérer Sophia (la Sagesse) et la séparer de tous les éléments troubles qui lui sont étrangers. Avec Sophia seront régénérés tous les gnostiques dont elle est à la fois la Mère et l’Exemplaire. Ainsi se produira la grande « restauration ». Les parcelles de divin que sont les gnostiques (« semences pneumatiques ») échapperont aux puissances mauvaises de ce monde, aux archontes des sept sphères et à leur démiurge. Atteignant l’Ogdoade et rejoignant Sophia, elles entreront au Plérôme avec la Sagesse en compagnie du Sauveur.

Quant aux chrétiens ordinaires, non initiés – les « psychiques » – ils pourront trouver place à l’extérieur du Plérôme avec le démiurge leur chef.

La matière, les démons, les âmes livrées au mal, toute cette substance « hylique » (hylé = matière) sera anéantie dans le grand embrasement universel.

d. Réduction de la Bible par le gnosticisme

Que vaut l’histoire ? L’agonie du Sauveur visible, Jésus, n’est qu’une illustration par l’image du combat que Sophia et le « moi » gnostique, jetés dans un monde de misère, livrent contre tous les éléments du mal.

Pour les gnostiques le Dieu de l’Ancien Testament ne peut être de nature spirituelle car il a fait une matière mauvaise, une loi boiteuse, injuste, parfois cruelle (le talion); il est jaloux, vindicatif. Il serait même le principe du mal.

Il semble que la gnose n’est pas née de l’effort de réflexion des « grands gnostiques » plus ou moins chrétiens, mais qu’elle a été influencée par le paganisme : orphisme, hermétisme. Elle s’est étroitement mêlée aux spéculations (en particulier sur les débuts de la Genèse) avant d’aborder le christianisme.

3. Le manichéisme

[1] Le manichéisme est une gnose dualiste qui place aux origines deux principes coéternels et radicalement opposés l’un à l’autre: la lumière et les ténèbres. Son fondateur Mani, d’origine iranienne (perse), né à Babylone, s’est présenté comme l’ultime révélateur, le sceau de tous les prophètes, chargé par le Messager divin de créer l’Église des derniers temps, celle du Royaume de la Lumière. Ses prédécesseurs Zarathoustra, Bouddha et Jésus ayant échoué, il a mission de transmettre la révélation définitive destinée à illuminer tous les hommes qui accepteront la gnose. Le manichéisme est devenu une Église organisée par Mani lui-même qui lui donna ses Écritures, ses cadres et ses institutions. Infatigables et audacieux, ses missionnaires ont sillonné les routes d’Asie, d’Europe, d’Afrique du Nord, et ont réussi, malgré les persécutions, à former des communautés gnostiques vivantes et agissantes.

a. La vie de Mani

Mani (Manès, Manikhaios, Manicheus) est né le 14 avril 216 à Mardinû, dans la Babylonie du Nord. Son père Patek descendait d’une souche parthe. C’était était un homme très religieux qui s’était joint à un groupe de « baptiseurs » que la tradition syriaque appelle « ceux qui sont purifiés » ou encore « ceux qui portent des vêtements blancs ». Ces baptiseurs n’étaient pas des mandéens [2]. Ils venaient plutôt de la secte judéo-chrétienne des Elkhasaïtes fondée par Elkhasaï en l’an 100. Les Elkhasaïtes accordaient une grande importance aux bains, à tous les rites de l’eau et surtout à un « second baptême » qui remettait tous les péchés. Ils observaient certains rites juifs et s’adonnaient à l’astrologie. Ces baptiseurs étaient abstinents de viande, ennemis du vin et du sexe.

Patek fait entrer son fils Mani dans cette secte dès l’âge de 4 ans. Mani eut une révélation dès l’âge de 12 ans : le 1er avril 228, il reçut la visite du Messager du Royaume de la Lumière, l’ange at-Taum, le « jumeau ». Ce « compagnon » ou Paraclet revient le trouver le 19 avril 240 : il lui ordonne de quitter les Elkhasaïtes et de prêcher au monde entier les mystères qu’il lui a révélés. Mani va séjourner deux ans, dans le nord-ouest de l’Inde qui est une terre sainte du bouddhisme. Il vit dans les communautés bouddhistes et il citera Bouddha comme un de ses précurseurs, au même titre que Zarathoustra et Jésus.

De retour en Perse, puis en Parthie, Mani fait la rencontre du roi Shâpûr. Protégé par lui, il poursuit pendant trente ans une intense activité religieuse. Il rédige ses Écritures, forme ses apôtres et ses disciples, organise son Église et envoie des missionnaires en Orient et en Occident.

Mais en 274, avec l’avènement de Bâhram Ier, l’un des fils de Shâpûr, le mazdéisme décide de porter un coup mortel à Mani. Le mazdéisme veut éliminer les cultes d’origine étrangère : Mani est accusé d’hérésie, arrêté, jeté en prison. Chargé de chaînes, il endure une douloureuse Passion (staurôsis). Épuisé au terme de 26 jours de souffrances, il meurt un lundi 26 février 277. Son corps est décapité, sa tête exposée à une porte de la ville de Gundêshâhpur (Bêlapat) en Susiane. Après sa mort, ses disciples continuèrent de prêcher sa doctrine et les mystères du Royaume de Lumière.

La tentation manichéenne reste actuelle. Au début du 20ème siècle, Rudolf Steiner (1851-1925) crée le Goetheanum [3], à Dornach près de Bâle, et il fonde l’Anthroposophie : il cherche un chemin de connaissance qui conduise du spirituel dans l’homme au spirituel dans l’univers. Vers 1904, il découvre Mani, sa pensée et sa mission : il voit en lui le continuateur du message de Jésus et le fondateur de l’Église de la Lumière. A sa suite, des milliers de disciples, nourris des doctrines manichéennes et cathares, veulent renouer de manière ésotérique avec le prophète de Babylone.

b. La Gnose de Mani

a. Les deux royaumes et leurs mystères

Aux origines, deux natures radicalement opposées : la lumière et les ténèbres. Principes éternels, inengendrés, ces deux racines fondent deux terres, deux régions, deux royaumes. Le Royaume de la Lumière est la maison du Père, trône du Seigneur de tout, cité de la paix, terre d’une beauté incomparable où tout respire la joie. Le souffle de l’Esprit y répand lumière et vie sur les cinq Grandeurs et les douze esprits lumineux qui habitent les demeures sur lesquelles règne le Père.

Sous le Royaume de Lumière se trouve le royaume des ténèbres avec ses cinq gouffres de mort : la fumée, le feu, le vent, l’eau, les ténèbres. En lui, rampent la pensée mauvaise et ses cinq archontes qui excitent à la haine et à la querelle. Le prince des ténèbres y règne... A sa suite, douze esprits d’erreur qui excitent les ténèbres à se faire la guerre. Ce prince du mensonge est indestructible, car il est formé de la pensée de la matière, mère de tous les démons.

Le dualisme manichéen

Positif

Négatif

Royaume

Lumière

Cité de la paix, la beauté, la joie

Ténèbres,

Cinq gouffres de mort

Prince

Le Père

Souffle de l’Esprit

Satan,
Pensée mauvaise

Les exécutants

Cinq grandeurs

12 esprits lumineux

Cinq archontes

12 esprits d’erreur

Les résultats

Paix

Guerre, nuit de la matière de la mort, de l’erreur, de la chair et du désir.

Le royaume des Ténèbres a déclenché l’attaque contre le Royaume de la Lumière.

Le Père riposte : il évoque la Mère des vivants et par émanation fait sortir sa propre âme, l’Homme Primordial qui, avec ses cinq fils, marche contre les ténèbres. Mais il est fait prisonnier par les cinq archontes qui l’enferment dans leurs filets. Le dualisme statique a fait place au dualisme dynamique : la lumière el les ténèbres se mélangent : c’est le début du temps médian.

Le Père de la Grandeur évoque l’Esprit Vivant, Ami de la Lumière et Grand Architecte, qui sort avec ses cinq fils. Ils se rendent à la frontière des ténèbres, y lancent un cri perçant : « tôchme » (en copte) ; l’Homme Primordial prisonnier entend ce cri et répond : « sôtme ». Tôchme-Sôtme deviennent deux hypostases [4], le prototype de la Gnose et du salut gnostique. L’Esprit Vivant tend la main droite à l’Homme Primordial qui, sauveur sauvé, regagne triomphalement le Paradis des Lumières. Envoyé par le Père pour réparer l’injure faite à son Fils, l’Esprit condamne les archontes et les enchaîne. De leurs peaux, il fait la voûte céleste, de leurs os, il crée les montagnes, de leur chair et de leurs excréments, il réalise la terre. Cette création terminée, il rassemble une partie de la lumière prisonnière : c’est l’origine du soleil, de la lune, des étoiles. L’Esprit remonte dans le Royaume alors que d’innombrables parcelles lumineuses testent encore la proie de la matière.

Pour les sauver, le Père évoque la quatrième Grandeur du Royaume, le Troisième Envoyé. Celui-ci, Colonne de Gloire, Père de douze vierges de lumière, provoque le désir des archontes dont la semence tombe sur la terre : c’est l’origine des arbres et de la végétation. La création du règne animal va suivre. Puis le premier couple humain va naître, Adam et Ève, créatures issues du mélange de matière et de lumière. Remplis du désir inhérent à la matière, les hommes procréent, peuplent la terre et continuent à enchaîner l’esprit à la matière ténébreuse. La descendance d’Adam et Ève concentre en elle la majeure partie des parcelles lumineuses encore égarées hors du Royaume. En elle et par elle, doit continuer le salut, la Rédemption des âmes.

Pour sauver Adam et sa descendance, le Roi de Lumière fait sortir la cinquième Grandeur du Royaume, Jésus la Splendeur. Jésus communique à Adam le message libérateur. Au moyen de sa cognée, Jésus s’attaque à l’arbre du mal qui se dresse en face de l’arbre du bien et il plante l’arbre de la vie. Jésus la Splendeur est accompagné par la Grande Pensée qu’il charge de mettre en place deux diadoques, Tôchme et Sôtme, l’Appel et la Réponse. Ces deux dialogues devront purifier la lumière, en enlever les éléments ténébreux et préparer ainsi les parcelles de lumière à rentrer dans le Royaume.

Commencé avec la venue de l’Homme Primordial, le temps médian (ou intermédiaire) se prolongera pendant toute la durée du mélange. Il ne prendra fin qu’avec le retour au Royaume du Père de la dernière parcelle de lumière, signe de l’avènement du troisième temps. Lumière et ténèbres seront définitivement séparées.

Le temps médian comprend :

- la lutte de l’Homme Primordial,

- de sa libération à la création d’Adam,

- de la venue de Jésus la Splendeur à la destruction du cosmos : dans ce 3ème temps se place la venue de tous les messagers de la Gnose.

La procession des éons ou émanation des quatre Grandeurs du Royaume (qui sont les émanations de l’essence du Père) sont à la fois lumière (révélation) et Rédemption.

b. Révélation et Tradition

La catéchèse de Mani récapitule les douze mystères révélés au prophète par le Paraclet : les deux royaumes, la lumière et les ténèbres, leur combat, le mélange de la lumière aux ténèbres, la constitution du cosmos, le processus de la libération de la lumière, la création d’Adam, le mystère de la connaissance, l’envoi des messagers, le mystère des élus, des catéchumènes et des pécheurs. C’est le credo manichéen en douze articles gnostiques.

Mani s’inscrit dans une lignée de messagers, parmi lesquels Jésus fils de la Grandeur (le Jésus historique, distinct de Jésus la Splendeur). Ce Jésus historique est venu en ce monde sous une apparence humaine mais revêtu d’un corps spirituel. Il s’est révélé dans la secte des Juifs. Il a choisi douze apôtres. Il a été crucifié, est mort, le 3ème jour est ressuscité des morts, s’est montré aux disciples, les a revêtus de force et leur a insufflé son Esprit Saint avant de les envoyer prêcher la Grandeur. Il est remonté en Haut. Au lendemain des jours de Paul, l’Église s’est corrompue. Aussi, la véritable Église que Jésus avait fondée s’est-elle élevée en Haut. L’Église restée sur terre n’est pas celle de Jésus.

Dans ce contexte se place la mission de Mani. Le Paraclet dont Jésus a annoncé la venue, a commencé par former l’image (eikôn) de Mani. Mani s’est présenté comme la réplique visible du Paraclet et son Église l’a honoré comme l’Esprit de Vérité venu du Père. Sa révélation est un miroir dans lequel les fidèles peuvent contempler l’univers afin de distinguer les deux natures et les deux chemins. Ainsi, pour Mani, l’élément chrétien se situe au début de sa réflexion religieuse et constitue la base sur laquelle il a fait sa synthèse gnostique.

Réplique vivante de l’Esprit Saint, Mani commence sa mission en faisant appel à mois moyens :

a. Comme le semeur, il répand le grain de vie de sa parole.

b. Il appelle et choisit ceux qui vont constituer la vraie Église.

c. Il rédige ses Écritures.

Pour Mani, l’échec de Zarathoustra, de Bouddha et de Jésus s’explique par le fait qu’ils ont négligé d’écrire eux-mêmes. Il existe un canon officiel de sept écrits de Mani :

- L’Évangile Vivant ou Grand Évangile (retrouvé partiellement dans le codex grec d’Oxhyrynchos). Mani se présente comme un être divin par son ascendance.

- Le Livre des Mystères : nous n’en avons qu’un résumé.

- Le Livre des Géants, mieux connu grâce aux textes gnostiques de Nag Hammâdi.

- Le Traité ou Pragmatela, dont il ne reste que le titre.

- Trésor de Vie (cité par St Augustin), dont il ne reste que le titre.

- les Épîtres avaient été trouvées à Fayoum (Égypte) mais ont été détruits à Berlin en 1945.

- Le Livre des Psaumes et des Prières du Seigneur : il existe un livre des psaumes, repris dans l’eucologe copte.

c. Gnose parfaite et définitive

« Par la volonté de ton Père, ô bien-aimé, tu as répandu sur nous le grand don de la Gnose. » Cette acclamation de l’assemblée salue la présence mystique de Mani à l’occasion de la fête de Bêma. Révélation venue du Père et don fait aux hommes par l’Apôtre de la Lumière, la Gnose est la réalité suprême du salut. La gnose est à la fois l’ensemble des mystères révélés, l’acte même de leur révélation et la transmission du message. Ces trois éléments forment l’Appel suprême, le Tôchme, relais de l’Illuminateur toujours présent en elle.

Cependant la Gnose parfaite ne se limite pas à l’Appel : elle est adhésion de l’homme aux mystères dualistes. L’homme doit accepter les vérités révélées et en faire l’objet de sa foi. Par son adhésion au mystère, l’homme devient un gnostique. L’entrée dans la Gnose donne la vie, son refus condamne l’âme à une ignorance mortelle. La Gnose fait entrer l’homme dans la Lumière. Le manichéen vit dans la vérité et dans la joie dès qu’il accepte de comte la révélation du Paraclet, dès qu’il entre pleinement dans cette doctrine et essaie d’y conformer sa vie.

Touchée par l’appel au salut, l’âme se réveille. Au contact du feu divin présent dans l’appel, l’étincelle divine tombée dans la lumière se rallume. L’âme sort du sommeil et entre dans l’angoisse à la vue de sa situation. Elle appelle à l’aide Jésus le Sauveur et Mani « celui qui tire hors du bourbier ». Ces deux illuminateurs se mettent au service de l’âme prisonnière. Sa réintégration dans le Royaume de la Lumière commence : dans un monde mélangé, le gnostique doit constamment choisir. Pour cela, il faut connaître les signes du salut. C’est la 3ème étape de cette Gnose parfaite et définitive : la connaissance des signes du salut en vue d’une herméneutique cosmique quotidienne.

Toute la vie du manichéen consiste à reconnaître pour distinguer, séparer et choisir.

d. Gnose vécue en Église

Mani a été influencé par le bouddhisme dont la communauté est divisée en moines et en laïcs. L’Église manichéenne est divisée en élus et en auditeurs. Les élus constituent le groupe des parfaits : ils pratiquent la justice au point d’être les libérateurs de la lumière et les illuminateurs de leurs frères. La justice des élus revêt d’abord un aspect d’ascèse : c’est la « justice du corps », la triple abstinence commandée par les trois sceaux :

a. Le sceau de la bouche interdit le blasphème, la viande, le sang, le vin, l’alcool. Les repas sont végétariens. Ce sceau ordonne aussi le jeûne par lequel les élus domptent les archontes présents dans leur corps.

b. Le sceau des mains concerne la croix de lumière : il commande le respect de la lumière enfermée dans la création : les élus ne cueillent pas de fruits aux plantes, n’arrachent pas les plantes et ne prennent que des repas préparés par les auditeurs. Ce respect des élus pour la végétation impose aux élus de marcher en regardant la terre et de n’entreprendre aucune démarche qui ne soit pas au service de l’Église de la Lumière.

c. Le sceau du sein prescrit la continence totale : il interdit tout contact sexuel et s’oppose à la procréation.

La justice imposée aux élus leur vaut trois prescriptions : sagesse (sophia), grâce (charis), amour (agapè). Par la grâce et l’amour, l’élu veille à tisser entre les membres de l’Église les vrais liens de fraternité : il contribue à créer le climat de joie et d’enthousiasme dans lequel baigne l’Église de la Lumière. Cet aspect ecclésial de la justice des élus explique la diffusion rapide du manichéisme grâce au climat chaud et fraternel des communautés.

Les auditeurs ou catéchumènes manichéens se mettent au service des élus et de leur mission. C’est ainsi qu’ils participent à l’œuvre de la Gnose. L’auditeur a une triple obligation :

- le jeûne, un jour par semaine,

- la prière, plusieurs fois par jour, tourné vers le soleil, et le dimanche, jour de repos,

- l’aumône, en procurant aux élus leurs repas quotidiens.

Dans leur confession aux élus, les auditeurs s’accusent de leurs fautes contre la croix de lumière.

Les auditeurs contribuent aussi à l’œuvre missionnaire en convertissant leur famille, en pratiquant la loi de l’hospitalité, et en mettant une maison à la disposition de leur Église pour accueillir les élus en déplacement missionnaire.

L’Église manichéenne a une organisation hiérarchique : le successeur de Mani est l’Arkhégos ou Princeps magistrorum, Premier des maîtres. Il est entouré de douze maîtres (ou apôtres) et secondé par 72 disciples qui sont les évêques.

e. Liturgie et Gnose

On a découvert à Medînet Mâdi (Égypte) un eucologe [5] copte d’origine manichéenne. On y voit que la liturgie était très importante pour cette Église. La liturgie est le lieu privilégié de cette union de la Grande Pensée de Jésus la Splendeur avec les éléments du mélange lumière - ténèbres. C’est la marche vers le retour de la séparation totale de la lumière et des ténèbres : Tôchme et Sôtme s’affairent à libérer les parcelles de lumière qui restent dans la matière. Tôchme est appel à la vie et au salut. Tôchme se renouvelle sans cesse dans le message adressé aux âmes endormies dans la matière. A ces trois appels de Tôchme (appel à l’Homme Primordial, appel actuel aux âmes, appel eschatologique futur), répond Sôtme à l’écoute du message venu du Royaume.

C’est dans ce double dialogue rédempteur à l’intérieur des mystères de la Gnose que prend place la liturgie manichéenne. Dans l’Église encore retenue dans ce monde, elle est transposition, sur le plan du salut, du dialogue Tôchme - Sôtme lors du combat aux origines. Chaque réponse à l’appel renouvelé dans les assemblées est rédemptrice. Dans la religion de Mani, Église et liturgie sont deux institutions inséparables.

f. Bêma, fête pascale de la Gnose

Elle inaugurait l’année religieuse de l’Église de Mani au terme d’un jeûne de 26 jours. Ce jeûne rappelait la passion de Mani. La fête se célébrait le jour de la pleine lune. Bêma signifiait estrade, tribune. Il a fini par signifier l’assemblée et la solennité elle-même. C’est une estrade à cinq degrés, comme les cinq Degrés du Royaume et les cinq Envoyés. Le portrait de Mani est au sommet pour signifier sa présence. Ses Écritures sont posées sur les degrés de l’estrade. Le Bêma symbolise la naissance d’un monde nouveau. Les Hymnes de Bêma glorifient Mani qui est ressuscité des morts et est monte en Haut. Il est devenu le soleil dans le ciel, l’Illuminateur de l’Église.

Le jour de Bêma est aussi celui de la rémission des péchés. Les fidèles confessent leurs péchés d’une année qui leur sont remis (cette confession collective n’exclut pas la confession personnelle des péchés).

Bêma est la fête annuelle de la Gnose, la vraie célébration de l’Église gnostique. Elle célèbre aussi l’expansion missionnaire de l’Église.

c. Quatre siècles de recherches

1. Le manichéisme considéré comme hérésie chrétienne (16ème – 18ème siècle)

En s’appuyant sur les Traités antimanichéens de Saint Augustin, les catholiques ont accusé les Réformateurs protestants d’être les continuateurs de Mani. Les travaux du calviniste Isaac de Beausobre critiquent les textes sur lesquels on s’est appuyé.

2. Le manichéisme considéré comme une grande religion orientale (19ème siècle)

Par ses travaux, L’Allemand F.C. Baur souligne l’importance des influences orientales (Inde et ancien Iran) sur Mani. La connaissance des historiens musulmans apporte de nouvelles informations. Le manichéisme est présenté comme une religion asiatique. Ou reconnaît en cette religion une Gnose arrivée à une magnifique cohérence grâce au génie de son fondateur.

3. Le manichéisme à la lumière des découvertes du 20ème siècle

De nouveaux documents manichéens ont été découverts en Asie centrale, et surtout à Medinet Madi, dans le Fayoum (1930). Ces textes prouvent que le manichéisme est une grande religion dont le Fondateur voulait faire la religion définitive et universelle venue de l’ultime révélation divine et chargée d’absorber toutes les autres religions. Mani, le Paraclet envoyé par Jésus, a révélé aux hommes tous les mystères du Royaume et, grâce à l’Église de la Lumière, il leur communique la plénitude de la Gnose.

Notes :

[1] D’après Catholicisme …, Letouzey et Ané, 1979, t. 8, col. 304-322, par J. Ries.

[2] Le Mandéisme, secte gnostique apparue au 2ème siècle et dont il reste des adeptes en Irak.

[3] Goethanum, nom donné en l’honneur du grand écrivain allemand Johann Wolfgang von Goete (1749-1832).

[4] Hypostases : ces deux mots ou idées deviennent des êtres réels disposant du pouvoir contenu dans leur nom.

[5] L’eucologe est un recueil de prières et d’hymnes.

Père Yves MOREL
Société des Jésuites
Dans : Le défi des sectes, des N.M.R. et des intégrismes, Abidjan, INADES, 1999.

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