Toute cette question de l’évolution du message coranique repose donc sur une considération de l’ordre chronologique des textes. Celle-ci repose à son tour sur une considération des influences subies par le Prophète de l’Islam. Nous avons dit un mot de l’ordre chronologique à propos de l’histoire d’Abraham. Que faut-il penser maintenant des « sources » de l’inspiration prophétique et du message qui en est l’expression ?

 

Cette interrogation va apparemment à l’encontre de la foi musulmane en l’inspiration stricte du Coran et de son inimitabilité (i’jâz). Les analyses critiques ne semblent effectivement pas avoir été plus respectueuses de cette foi d’une inspiration littéraire communément entendue. Un certain nombre de dissections textuelles en viennent parfois à évacuer aussi bien l’originalité littéraire du Coran que la foi musulmane en son origine transcendante.

Cependant, il ne doit pas être plus difficile à celle-ci qu’à la théologie chrétienne de faire la part des causes secondes dans les asbâb al-nuzûl (les raisons de la Révélation) [1] et, sinon de ressourcer les données coraniques à partir d’antécédents religieux, du moins de les resituer, celles en particulier qui n’intéressent pas la Révélation proprement dite, dans un contexte historique déterminé [2].

Il découle de la présentation schématique relatée ci-dessus que le Prophète de l’Islam aura été influencé par des chrétiens et surtout par des juifs, contre lesquels il aura finalement retourné les enseignements qu’il tenait d’eux. Cette présentation des choses peut paraître outrancière, sinon outrageante. Exprimée directement, la foi musulmane elle-même en convient, elle ne doit pas manquer d’un certain fondement [3]. On, sait qu’il y avait à la Mekke un certain nombre de chrétiens et de juifs et que la foire annuelle et le pèlerinage, auquel les chrétiens participaient, devaient attirer nombre d’autres [4]. Quant aux communautés juives établies à Médine, on sait ce qu’il en est par les faits qui ont marqué les premières années de l’Hégire.

Mais quelle information le Prophète a-t-il pu recueillir auprès des uns et des autres ? Ses compatriotes incrédules qui reprochent justement, et c’est le Coran qui en témoigne, de puiser à des sources étrangères et de se faire raconter « les histoires des Anciens » [5]. Le Prophète répond que son Coran est annoncé en « arabe clair », qu’il diffère donc des écritures judéo-chrétiennes conservées dans des idiomes étrangers. Mais dans le cas où ces Ecritures auraient été traduites, le Prophète savait-il lire et écrire ? En Islam, il et traditionnellement répondu à cette question par la négative. En effet, le Prophète se dit ummî, ce qui veut dire plutôt qu’il ne connaît pas d’Ecriture révélée et qu’il a été envoyé à ceux qui n’en possédaient point jusque-là [6].

De toute manière, la question est secondaire, s’il est établi par ailleurs que le Prophète n’a jamais accédé directement aux monuments de la littérature religieuse juive ou chrétienne. Or cela semble évident. Un seul texte coranique semble s’apparenter directement aux textes de la Bible [7]. Quant au reste, les histoires prophétiques relatée par le Coran présentent de larges correspondances avec les traditions (nous ne disons pas les textes) scripturaires, mais des différences non moins notables. Davantage apparentés aux développements midrashiques et aggadiques pour l’Ancien Testament, aux apocryphes pour le Nouveau, les récits coraniques sont encore différents de ceux-ci dans leur inspiration même. Aucun rapport direct de dépendance proprement textuelle ne pouvant être établi, tout ce qui relèverait d’une information orale, dénoterait en même temps que des déficiences, une étrange manie d’interprétation [8].

Quelle est donc, dans ce contexte, la mesure des influences subies par le Prophète de l’Islam à partir des milieux chrétiens ou juifs ? Elle est en somme minime, s’il est vrai que les données communes revêtent une signification religieuse différente, relevant d’une inspiration particulière. Les différences sont surtout notables entre les données communes au Coran et aux Ecritures canoniques. Les mêmes personnages se présentent sous des allures diverses. Le personnage central d’Abraham est autre dans l’une et l’autre tradition. Dans la Bible, il est surtout le dépositaire d’une promesse ; dans le Coran, le champion du monothéisme. Dans la Bible, on est plutôt engagé avec lui dans une perspective d’histoire religieuse ; dans le Coran, c’est un fait religieux primordial, mais en quelque sorte intemporel, qui commande comme tel l’histoire religieuse [9]. D’où vient cette différence fondamentale de perspective ?

 

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Notes :

Translittération de l’arabe : En dehors des transpositions courantes des noms et des mots arabes (Mahomet pour Muhammad, Coran pour Qur’ân, etc.), nous avons adopté un système de translittération dénué de technicité, mais permettant au lecteur non initié d’approcher au mieux la prononciation de l’original. Ce manque de technicité, qui ne comporte aucun risque d’erreur pour ceux qui savent, n’en cache pas davantage pour ceux qui ignorent.

[1] Cf. G. ANAWATI et L. GARDET, Introduction à la Théologie musulmane, Paris, Vrin, 1948, pp. 29-31. Voir p. 29, note 8, une citation de l’Itqân de Suyuti.

[2] Cf. à ce sujet l’article de J. JOMIKER, Quelques positions actuelles de l’exégèse coranique en Egypte révélées par une polémique récente (1947-1951), in M.I.D.E.O., le Caire, Ma’aref (en dépôt à Paris, chez Vrin), 1954, pp. 38-72. Voir in fine une note sur la conception de la révélation dans le christianisme et en Islam ; voir également ANAWATI-GARDER, o. c., pp. 26-27. Voir infra, p. 145.

[3] C’est ainsi que la tradition islamique présente des personnages comme Bahîra, Salmân, etc., sinon comme des maîtres du Prophète, du moins comme des hommes religieux qui l’ont connu et reconnu comme tel.

[4] Pour tout ce qui concerne les chrétiens et les juifs de la Mekke, de Tâ’if et de Médine, à la veille de l’Hégire, voir les monographies de H. LAMMENS, dans les Mélanges de l’Université de Saint-Joseph, les t. VII et IX. Voir également du même auteur l’Arabie Occidentale avant l’Hégire, Beyrouth, 1924. Ces études doivent être éclairées par les auteurs postérieurs, musulmans et non-musulmans qui s’en sont consciencieusement inspirés. Voir notre bibliographie.

[5] Cf. Coran 25, 5 ; 41, 44 ; 16, 103 : « Certes, Nous savons que (les Infidèles) disent : « cet homme a seulement pour maître un mortel ! » (Mais) la langue de celui auquel ils pensent est (une langue) barbare, alors que cette Prédication est (en) claire langue arabe ».

[6] Cf. R. BLANCHERE, o. c., pp. 6ss.

[7] Coran 21, 105 : « Nous avons écrit dans les Psaumes : « La terre, en hériteront mes serviteurs les Justes ». (Cf. R. BLANCHERE, o. c. t. II, p 301 et note 105.) Comparer avec Ps 37 (36), 3 : « La Terre (sainte) est promise à ceux qui se fient en Yahweh et font le bien » ; 9 : « A ceux qui espèrent en Yahweh » ; 11 : « Aux justes » (Bible de Jérusalem ; « aux doux », « mansueti », Vulgate et Nouveau Psautier de Pie XII) ; 22 : « A ceux qui bénissent Yahweh » (Bible de Jérusalem), à ceux qui espèrent en Yahweh et gardent ses voies. La variété de ces références à un même psaume et de leurs traductions montre qu’il s’agit d’un « lieu commun ». Cela est typique de la « référence » coranique. Rapprocher avec Mt 5, 4.

[8] Inutile d’insister ici sur ce que l’on considère généralement comme des erreurs ou des confusions coraniques (par exemple entre le père de Marie, sœur de Moïse et celui de Marie, mère de Jésus, dite fille de ‘Imrân). Ces interprétations par l’erreur ou la confusion, qui sautent aux yeux et dénotent un manque évident d’information historique, au sens historique du mot, n’en sont pas moins susceptibles d’être retournées par une interprétation « prophétique » de l’histoire religieuse, bloquant les perspectives, tronquant les données et « calcinant » le message. Cf. L. MASSIGNON, Les Trois Prières d’Abraham, p. 34-35. L’exemple de la naissance de Jésus, située par le Coran, au désert, sous un palmier, est frappant. On peut penser que c’est une interprétation libre du récit évangélique aligné sur la naissance d’Ismaël (et la fuite en Egypte ?).

[9] Voir notre ABRAHAM, o. c., pp. 109-145 ; Moïse dans le Coran, in Moïse, l’homme de l’Alliance, Paris, Desclée, 1955, pp. 373-391 ; Elie dans le Coran, in Elie le Prophète, vol. encycl. Des Etudes Carmélitaines, Desclée de Brouwer, 1956, pp. 256-267 ; Bible et Coran, in La Table Ronde, novembre 1956, pp. 98-102. Pour une comparaison d’ensemble entre Bible et Coran, cf. de J. JOMIER, l’ouvrage ainsi intitulé, Paris, Cerf, 1960.

 

Y. MOUBARAC
Dans : L’Islam, Paris, Casterman, 1962, 213 p.
Pages 28-31.